(Exercice atelier de littérature jeunesse).
Aujourd’hui, on m’a posé une clôture.
Une clôture en fer, une clôture piquante, une clôture malaisante, directement sur les dents. D’en haut et d’en bas. J’ai de la misère à dire trois mots en ligne, l’intérieur de ma bouche est tout percé, ça fait un mal fou et je peux pas sourire parce que j’ai honte. Même la bouche fermée, c’est laid, ça paraît. Et je bave. On m’a dit « tu verras, ça va être beau après, tu regretteras pas »
- C’est quand après?
- Dans trois ans.
J’ai quatorze ans, j’ai jamais frenché et on m’a posé une clôture à bouche. Une clôture à vie. Je vais aller nager pour faire passer ça.
***
Le trottoir est gris. Je sais pas grand chose dans l’existence, mais ça je peux le dire, parce que depuis la clôture, je le regarde tout le temps. Tout. Le. Temps. À matin, j’ai plongé un peu plus le menton dans mon collet que d’habitude, ça faisait mal sur mon corps. Vis à vis mes côtes, vis à vis mon cœur, sous mes bras un peu, ça faisait mal.
J’ai deux seins qui poussent. On dit qu’y a rien de grave dans la vie, que tout peut s’arranger. Je vois pas comment je pourrais arranger ça. C’est un one way vers l’irréparable. Ça m’écoeure, je m’écoeure.
J’ai levé les yeux, deux secondes, juste le temps de voir marcher une fille, en sens inverse.
Une vraie fille, je veux dire. Une fille-cerise-et-crème-fouettée. Avec des seins de fille et tout et tout, d’une grosseur à ne pas négliger. Ses fesses bougeaient, de gauche à droite, avec comme une courbe de demi-lune couchée entre les pas. Ses cuisses et ses mollets étaient fermes sous ses collants.
Ses lèvres étaient rouges.
Ses talons étaient hauts.
Sa gomme avait l’air bonne.
Ses cheveux étaient doux, on aurait dit.
Ma journée est gâchée, pour toujours. J’ai deux seins qui poussent, une clôture à bouche et bientôt, je ressemblerai à ça. J’aurai une sacoche, des yeux de biche et un anneau dans mon doigt. Je vais aller nager pour faire passer ça.
***
J’ai fait quatre-vingt-dix longueurs aujourd’hui et j’ai rien avalé de la journée. C’est mon record de tous les temps. Je n’ai plus faim ni rien. Les gens mastiquent, digèrent, et ça me rend incroyablement mal à l’aise, surtout quand les morceaux de patates restent pris dans mes clôtures, surtout à la cafétéria. Peut-être que si je mange moins, mes seins vont rapetisser, peut-être que je disparaîtrai et n’aurai jamais besoin d’épouser un gars qui a du poil dans le dos. Hier, et c’est la honte, y a une fringale qui m’a pris et j’ai mangé deux petits gâteaux en deux bouchées. Papa a dit « fais attention à tes fesses, ça va direct dans les fesses ces affaires-là », j’ai repensé à la fille-cerise-et-crème-fouettée croisée sur la rue le premier jour où mes seins ont grossi. J’ai voulu aller me faire vomir, mais y a rien qui a sorti et ça a fait mal. Alors tantôt, quand je suis revenue de la natation, j’ai pas soupé. Mom m’a suppliée, ensuite elle s’est mise de dos et a pleurniché un peu. En tout cas, j’ai entendu son nez couler pendant qu’on faisait la vaisselle, mais j’ai pas osé regarder, j’ai siffloté « L’Été Indien». Papa a rien vu non plus, parce qu’il regardait les nouvelles, qui sont plus intéressantes. Je le jure sur ma tête que j’avais pas faim pour de vrai.
***
Ça fait quatre jours que je suis allée voir Docteur Leblanc, qui a des moustaches dans les narines. Mom trouvait que j’étais trop maigre et que je ne mangeais plus. Il a dit que c’était vrai, que je devais absolument engraisser. Je sais pas quelle sorte de yeux il a ce con, parce que, vraiment, en toute honnêteté, j’aurais encore quelques livres à perdre. Peut-être cinq. Mais la vie est une vache, parce que c’est ce que je me dis depuis quelques mois déjà ; cinq livres ; mais à chaque fois que je les perds, je vois pas où elles sont parties. Bref, il a dit que si je prenais pas de poids d’ici deux semaines, il m’envoyait à l’hôpital des filles qui mangent jamais. Aujourd’hui, j’ai avalé cinq bouchées de pâté chinois sans mastiquer, ça m’a fait mal à l’âme, mais je veux pas y aller, à l’asile. Tout de suite après, j’ai mis la gaine de Mom, une sorte de clôture à bourrelets. J’ai l’impression d’être molle et grasse comme un milkshake aux bananes. Mais je pense à l’asile et ça me soulage un peu.
***
J’ai fait cent longueurs aujourd’hui.
J’ai mangé une salade au poulet et un morceau de lasagne.
Sept livres en plus, et tout le monde me félicite sur ma mine en beauté. Je comprends rien, mais ça me fait sourire pareil (sans montrer les dents, bien sur). Je me console en me disant qu’il me reste juste deux ans et deux mois avant qu’on m’enlève mes clôtures qui me rendront un peu jolie. Et aussi, à part que les trottoirs sont gris, je crois que j’ai compris une autre affaire à l’existence. Je pense – en fait je suis sure, même si ça sonne un peu quétaine – que j’en ai pas fini avec les clôtures, en général. Que je devrai peut-être même faire connaissance avec les barbelées, les électrocutées, et aussi les haies de cèdre, les forêts sombres et les labyrinthes. Mom dit que chaque chose, chaque expérience de vie, risque de faire un petit peu mal, mais que c’est comme ça qu’on apprend à être heureux. Ça me fait chier, quand elle le dit ; elle fait comme si j’avais rien compris et en plus ça me rend découragée. Mais y a toujours les gaines à bourrelets et les collets de manteaux qui sont là pour nous donner un minimum de courage.
J’ai hâte de voir si un jour, j’aurai envie de frencher. Parce que pour le moment, j’ai comme une pas pire peur de donner un choc électrique ou de faire une coupure à quelqu’un si j’essaie. De toute façon, ça me tente pas vraiment, ni pour les bouches, ni pour les dos poilus. Je l’ai dit à Mom tantôt et elle a ri, ça faisait longtemps. Mais papa a rien vu, parce qu’il regardait les nouvelles, qui sont plus intéressantes.