Je n'ai pas de tête. Je suis omnipolaire. Je marche dans les rues en chantant mal et en faisant des punch de drum avec mes mains et en buvant du vin dans un sac en papier brun. Je bois aussi des cafés-filtre au Dégueulton, des fois j'y travaille et tout le temps j'y écoute aux tables. Je sors danser dans les bars country. Je suis pas super en Charleston. Je cherche une liberté douce. Je fragmente les histoires des gens que je rencontre au cours de mes soirées qui n'ont ni tête ni rien non plus.

vendredi 24 septembre 2010

Les clôtures (fragments de journal de Boubidouwap).



(
Exercice atelier de littérature jeunesse).

Aujourd’hui, on m’a posé une clôture.

Une clôture en fer, une clôture piquante, une clôture malaisante, directement sur les dents. D’en haut et d’en bas. J’ai de la misère à dire trois mots en ligne, l’intérieur de ma bouche est tout percé, ça fait un mal fou et je peux pas sourire parce que j’ai honte. Même la bouche fermée, c’est laid, ça paraît. Et je bave. On m’a dit « tu verras, ça va être beau après, tu regretteras pas »

- C’est quand après?

- Dans trois ans.

J’ai quatorze ans, j’ai jamais frenché et on m’a posé une clôture à bouche. Une clôture à vie. Je vais aller nager pour faire passer ça.

***

Le trottoir est gris. Je sais pas grand chose dans l’existence, mais ça je peux le dire, parce que depuis la clôture, je le regarde tout le temps. Tout. Le. Temps. À matin, j’ai plongé un peu plus le menton dans mon collet que d’habitude, ça faisait mal sur mon corps. Vis à vis mes côtes, vis à vis mon cœur, sous mes bras un peu, ça faisait mal.

J’ai deux seins qui poussent. On dit qu’y a rien de grave dans la vie, que tout peut s’arranger. Je vois pas comment je pourrais arranger ça. C’est un one way vers l’irréparable. Ça m’écoeure, je m’écoeure.

J’ai levé les yeux, deux secondes, juste le temps de voir marcher une fille, en sens inverse.

Une vraie fille, je veux dire. Une fille-cerise-et-crème-fouettée. Avec des seins de fille et tout et tout, d’une grosseur à ne pas négliger. Ses fesses bougeaient, de gauche à droite, avec comme une courbe de demi-lune couchée entre les pas. Ses cuisses et ses mollets étaient fermes sous ses collants.

Ses lèvres étaient rouges.

Ses talons étaient hauts.

Sa gomme avait l’air bonne.

Ses cheveux étaient doux, on aurait dit.

Ma journée est gâchée, pour toujours. J’ai deux seins qui poussent, une clôture à bouche et bientôt, je ressemblerai à ça. J’aurai une sacoche, des yeux de biche et un anneau dans mon doigt. Je vais aller nager pour faire passer ça.

***

J’ai fait quatre-vingt-dix longueurs aujourd’hui et j’ai rien avalé de la journée. C’est mon record de tous les temps. Je n’ai plus faim ni rien. Les gens mastiquent, digèrent, et ça me rend incroyablement mal à l’aise, surtout quand les morceaux de patates restent pris dans mes clôtures, surtout à la cafétéria. Peut-être que si je mange moins, mes seins vont rapetisser, peut-être que je disparaîtrai et n’aurai jamais besoin d’épouser un gars qui a du poil dans le dos. Hier, et c’est la honte, y a une fringale qui m’a pris et j’ai mangé deux petits gâteaux en deux bouchées. Papa a dit « fais attention à tes fesses, ça va direct dans les fesses ces affaires-là », j’ai repensé à la fille-cerise-et-crème-fouettée croisée sur la rue le premier jour où mes seins ont grossi. J’ai voulu aller me faire vomir, mais y a rien qui a sorti et ça a fait mal. Alors tantôt, quand je suis revenue de la natation, j’ai pas soupé. Mom m’a suppliée, ensuite elle s’est mise de dos et a pleurniché un peu. En tout cas, j’ai entendu son nez couler pendant qu’on faisait la vaisselle, mais j’ai pas osé regarder, j’ai siffloté « L’Été Indien». Papa a rien vu non plus, parce qu’il regardait les nouvelles, qui sont plus intéressantes. Je le jure sur ma tête que j’avais pas faim pour de vrai.

***

Ça fait quatre jours que je suis allée voir Docteur Leblanc, qui a des moustaches dans les narines. Mom trouvait que j’étais trop maigre et que je ne mangeais plus. Il a dit que c’était vrai, que je devais absolument engraisser. Je sais pas quelle sorte de yeux il a ce con, parce que, vraiment, en toute honnêteté, j’aurais encore quelques livres à perdre. Peut-être cinq. Mais la vie est une vache, parce que c’est ce que je me dis depuis quelques mois déjà ; cinq livres ; mais à chaque fois que je les perds, je vois pas où elles sont parties. Bref, il a dit que si je prenais pas de poids d’ici deux semaines, il m’envoyait à l’hôpital des filles qui mangent jamais. Aujourd’hui, j’ai avalé cinq bouchées de pâté chinois sans mastiquer, ça m’a fait mal à l’âme, mais je veux pas y aller, à l’asile. Tout de suite après, j’ai mis la gaine de Mom, une sorte de clôture à bourrelets. J’ai l’impression d’être molle et grasse comme un milkshake aux bananes. Mais je pense à l’asile et ça me soulage un peu.

***

J’ai fait cent longueurs aujourd’hui.

J’ai mangé une salade au poulet et un morceau de lasagne.

Sept livres en plus, et tout le monde me félicite sur ma mine en beauté. Je comprends rien, mais ça me fait sourire pareil (sans montrer les dents, bien sur). Je me console en me disant qu’il me reste juste deux ans et deux mois avant qu’on m’enlève mes clôtures qui me rendront un peu jolie. Et aussi, à part que les trottoirs sont gris, je crois que j’ai compris une autre affaire à l’existence. Je pense – en fait je suis sure, même si ça sonne un peu quétaine – que j’en ai pas fini avec les clôtures, en général. Que je devrai peut-être même faire connaissance avec les barbelées, les électrocutées, et aussi les haies de cèdre, les forêts sombres et les labyrinthes. Mom dit que chaque chose, chaque expérience de vie, risque de faire un petit peu mal, mais que c’est comme ça qu’on apprend à être heureux. Ça me fait chier, quand elle le dit ; elle fait comme si j’avais rien compris et en plus ça me rend découragée. Mais y a toujours les gaines à bourrelets et les collets de manteaux qui sont là pour nous donner un minimum de courage.

J’ai hâte de voir si un jour, j’aurai envie de frencher. Parce que pour le moment, j’ai comme une pas pire peur de donner un choc électrique ou de faire une coupure à quelqu’un si j’essaie. De toute façon, ça me tente pas vraiment, ni pour les bouches, ni pour les dos poilus. Je l’ai dit à Mom tantôt et elle a ri, ça faisait longtemps. Mais papa a rien vu, parce qu’il regardait les nouvelles, qui sont plus intéressantes.

J'aime ma vie pis les texto à trois heures du mat'.

J’aime ma vie.

J’aime me rouler cinq fois par jour dans mes couvertes qui font une montagne pleine de plis avec des épaisseurs variables-multicolores qui fittent pas ensemble.

J’aime mes bancs d’école, j’aime aller m’y asseoir avec Samimo quand j’ai brossé pis que j’ai pas eu le courage de me maquiller. Même si retourner à l’école, ça fait comme si j’avais pas réussi, même si des fois le monde fait des drôles de faces quand je leur dis. J’ai vingt-trois ans.

J’aime embarquer dans le truck avec des rockeurs pour Rouyn-Noranda. J’aime chanter dans des salles avec des balcons décorés.

J'aime prendre des bains trop bouillants qui brûlent, j'aime rajouter de l'eau chaude avec mon gros orteil toutes les cinq minutes pour avoir la chair de poule sur mes bouts de cuisses qui sortent de l'eau.

J’aime vivre avec plus de mots que de gestes. Je préfère regarder et trouver des surnoms au monde dans ma tête que de parler. J’aime être une succession de phrases assorties comme des pointes de pizza, une hawaïenne, une au poulet, une au peperoni-fromage pis une juste avec de la sauce tomate.

J’aime penser en poèmes, pis courir pour arriver chez nous parce que ça monte ça monte, pour être sure de pas rien oublier.

Ma tête est comme un seven-up.

Les bulles montent à la surface et après y en a plus, sont perdues. Faudrait que je mette un couvercle.

J’aime changer d’idée à toutes les demi-heures. C’est pas parce que j’aime pas pour de vrai, juste parce que j’aime trop pis plein d’affaires.

J’aime ma vie avec de l’amour croche qui fait rire tout le monde.

Entre faire rire ou faire pleurer, je préfère numéro 1.

Mais j'aime avoir de la peine une semaine ou plus par mois, j'aime vouloir me sacrer en bas du balcon, j'aime que ça ne dure que quinze minutes ou moins par mois.

J’aime m’exploser la tête avec des cafés au lait pis du vin de dépanneur. J’aime le moment où on tombe tout étourdi, où on a les joues rouge et le hoquet.

J’aime ma vie pis les texto à trois heures du mat’. Réveillez-moi, le plus souvent possible.

Réveillez-moi.

Michel.


J'faisais du pouce dans le coin de Drummondville pour me rendre à une gig. J'étais vraiment mal prise, je fais jamais ça d'habitude, j'ai peur des détraqués. Y pleuvait, y avait un arc-en-ciel de la même couleur que ma valise pis mes cheveux frisaient tu seuls. C'est Michel qui m'a ramassée, un beau grand quadragénaire bien entretenu.

« J’t’avertis tu suite, moi j’arrête pas dans vie

j’dors jamais

j’suis un robot, une machine

un voyageur, un amateur de toutte.

J’ai fait du théâtre pendant dix ans pis du karaté itoo j’étais dans les meilleurs de ma catégorie mais ma mère m’a clanché jusqu’à l’âge de dix-huit ans c’était une vraie féministe ma mère tsé une tough après ça j’ai été dans la marine tsé les gars là-dedans c’est touttes des gorilles moi j’suis pas de même j’étais pas mal tanné j’ai lâché ça après ça j’ai été ingénieur sur des grosses machines qui fabriquent d’autres machines mais tsé j’suis tombé en bas d’un ascenseur je me suis toutte cassé le corps en morceaux pis j’ai été dans le plâtre une couple de mois mais ça faisait pas mal j’te jure je me suis jamais plaint regarde-moi astheure astheure je suis toutte d’un boutte plus en forme que jamais d’ailleurs j’t’ai pas dit ça j’ai été un champion de rodéo aussi mais c’tait trop compétitif hey excuse-moi j’parle beaucoup pis toi pis toi?

- Ben…euh…j’sais. pas. trop…

- Eille ça me fait penser à une autre affaire tsé moi j’ai voyagé dans toutte le monde pis un jour j’me suis ramassé instructeur de plongée sous-marine j’t’ai dit moi y a rien qui m’arrête pis une fois j’me suis noyé je suis resté vingt minutes mort mais je pense un petit peu plus parce que je flottais sur la mer depuis un bon boutte quand y m’ont trouvé j’étais noir comme un dash de char ça c’est la deuxième fois que j’suis mort parce qu’à dix ans j’tais mort itoo après avoir avalé des médicaments pas clean dans la pharmacie de la mère de mon amie quand y m’ont réveillé y fallait pas que je dorme pendant vingt-quatre heures ça fait que mon amie m’a chanté des chansons pendant vingt-quatre heures non-stop pis a chantait tellement mal que j’ai pleuré pendant vingt-quatre heures mais j’ai pas dormi tsé j’tais sauvé en passant la vie après la mort c’est d’la bullshit j’te jure qu’y a rien qui s’passe quand t’es mort rienque du noir hey excuse-moi j’parle vraiment beaucoup trop pis toi pis toi?

- Hum… ben…

Eille cibole j’ai oublié de te raconter le plus important moi présentement je suis en convalescence j’ai eu une bactérie dans mon corps ça arrive à une personne sur un million pis c’t’à moi que c’t’arrivé quand y m’ont ramassé je perdais ma peau tellement j’tais déshydraté astheure j’peux p’us manger rien de gras rienque d’la crème dans mon café sinon j’va’s crever de tristesse là j’te dis j’suis comme un cardiaque mais y a rien qui va m’arrêter moi j’suis encore à l’école je veux réinventer ma vie tout l’temps tout l’temps présentement je veux être menuisier pis luthier moi j’fais des guitares c’est comme mes bébés je les aime plus que toutte au monde à part peut-être la pêche à la mouche qui est le plus beau sport que l’Seigneur ait inventé pis aussi le blues qui est la plus belle musique ever hey excuse-moi j’parle vraiment beaucoup beaucoup trop pis on vient d’arriver veux-tu que j’t’aide pour emmener ta valise arc-en-ciel non bon j'te jure c’était vraiment un plaisir de jaser avec toi tu reviendras j'suis pas sorteux merci vraiment un plaisir hein.

- Moi aussi Michel. »