La grande Inès raconte qu’elle a fait l’amour avec cinq gars différents dans sa vie et qu’ « y a rien là ».
Elle le répète et le répète, ça me fait mal au cœur comme un dingue à chaque fois. Elle le dit à ses copines, aux gars qui tournent autour d’elle à la cafétéria. Tout le monde le sait déjà, pourquoi est-ce qu’elle fait ça, pourquoi? Le pire, c’est qu’elle l’a aussi dit devant toute la classe, au cours d’avant-hier matin. La professeure, Christine Krumkee (je me souviens plus de l’orthographe exactement, mais ça se prononce Kromki en tout cas) a eu l’air de suer un litre tout d’un coup. Trois secondes et elle avait changé de sujet, je me suis même demandé si j’avais pas halluciné tellement tout s’est vite évaporé. Cinq-pieds-onze-250-livres-couenne-d’acier Krumkee a lancé le tapis sur la motte de poussière : « Safez-fous bien lafer fos mains ?» (L’accent allemand, c’est ce qui fait tout son charme, faut bien le dire. Quand elle prononce « fagin », tout le monde veut mourir de rire).
Moi, je n’ai pas ri pas une miette, j’ai eu envie de vomir, quand Inès l’a répété : « Cinq gars ». Même si c’est pas la première fois que je l’entends, même si ça se compte sur les doigts d’une main, je ne m’en remets jamais. Je pense que la Krumkee l’a gardée après le cours, pour lui parler.
Inès n’est pas particulièrement belle. Inès n’est pas particulièrement fine. Elle a des longues jambes maigres et des cheveux noirs; je crois que sa coupe ne l’avantage pas. Il me semble qu’elle est faite pour avoir des boucles, mais je suis certain qu’elle y passe un fer plat à tous les matins. Ça lui fait des cheveux flattes comme un Pepsi tablette. Les filles font ça, c’est à la mode et j’ai pas encore compris pourquoi. Si j’en parle, c’est parce que je m’y connais, en matière de cheveux : j’ai regardé Simone-ma-mère faire toute la vie. Et je peux affirmer sans me péter les bretelles qu’il y a souvent incohérence entre ce que les gens VEULENT voir sur leur tête et ce qui leur VA. Bref.
Inès a aussi un autre défaut, c’est qu’elle ne sourit tellement pas souvent, ou avec si peu de vérité que je n’ai jamais vu ses dents de haut en bas. Elle fait des sourires comme sur les photos des magazines que Mère-Simone ramène à la maison, quand ils sont passés date. Des lèvres bombées en forme de lèvres de Barbie, des lèvres qui disent « Pas-bienvenue, ça briserait mon maquillage ». Parce qu’en plus, elle met du gloss. Des fois, ça sent la framboise ou la menthe ou la crème glacée aux biscuits quand elle passe à côté de moi. Des fois, ça sent la cigarette aussi. J’aimerais mieux une autre odeur, comme l’odeur du rien du tout.
Inès a du succès avec les gars. Elle parle fort, elle est ouverte d’esprit, elle sacre, n’a pas de gêne et contredit les professeurs constamment. Je n’y peux rien. Cinq gars, les doigts d’une main, et je n’y peux rien.
« Moi, je deviendrais ben son sixième, à la grande Inès. »
« Je suis sûr qu’elle est vraiment cochonne, la grande Inès. »
« Moi, j’ai déjà touché aux boules à la grande Inès. Petites comme des raisins secs, je vous jure. »
« Paraît que la grande Inès, elle frenche avec des filles quand elle est trop saoule. Faudrait l’inviter au prochain party. »
Des fois, je voudrais devenir sourd pour quelques minutes voire quelques heures, ou au moins entendre des BIP à la place des mots, comme à la télé. Si je peux être chanceux, dans la vie, je n’assisterai jamais à rien de tout ça. Parce que c’est officiel : si oui, si j’en vois un la taponner, je ne réponds plus de rien de rien.
J’essaie d’imaginer comment c’est, chez elle. Je crois que ça doit être beige, avec de la tapisserie ou des tapis à poils longs. Je me demande comment est sa mère, comment est son père. Je me demande s’ils l’emmènent à la campagne, le samedi, si elle a un chien qui s’appelle Billy Bob. À quoi ressemble son pyjama ou son pas-de-pyjama. Qu’est-ce qu’elle chante, sous la douche. Je me demande ce que ses copines en disent, quand elle n’est pas là.
Je me demande comment l’ont regardée les gars qui l’ont vue toute nue, si elle s’est sentie comme la plus jolie chose à exister. S’ils l’ont emmenée au cinéma, s’ils lui ont payé de la barbe à papa bleue et une bière dans un sac en papier brun, pour agrémenter la projection.
Je ne lui ai jamais parlé.
La seule voix que je lui connais réellement, c’est celle qu’elle prend pour être intéressante devant ceux qui la regardent comme s’ils voulaient quelque chose de gratis. Pour les rares qui ne veulent rien, ou en tout cas rien de facile, je crois qu’elle n’ouvre pas la bouche. S’agit ici d’une des grandes injustices de la vie.
Tout ça n’aurait pas été un problème si le reste n’était pas arrivé. Le reste, c’est qu’une fois, j’ai vu. Une voix dans ses yeux. Une petite voix.
Différente.
C’était pendant qu’on écoutait « Forrest Gump», dans le cours de la Krumkee. Inès était assise devant et moi aussi, pour faire changement; mais c’est pas de ma faute, c’est que j’ai trop besoin de lunettes et elle autant, j’imagine. Je l’ai vue pleurer un brin, j’en suis presque certain. Inès. Les yeux tout mouillés en-dessous de sa frange noire. Et elle est partie, sans attendre la fin, sans dire bye bye, sans se retourner.
Je sais que je suis trop sensible, Je sais que, des fois, mes amis se demandent entre eux si je suis gay. Même si personne ne me l’a dit en pleine face, je le sens. Je m’en fous de tous les gens, surtout des filles, avec leurs faux ongles et leurs collants troués qui ne m’intéressent pas. Pendant que tout le monde se fume des joints gros comme des stylos Sharpie, moi je regarde les bâtiments pousser et je lis des briques. J’ai voulu faire pareil comme eux, au début de mon secondaire, mais là c’est fini parce que je suis tanné de cacher mes livres et de faire à semblant d’avaler la boucane. Pas que je sois un enfant de chœur, c’est juste que les boucanes – de toutes sortes –, ça me donne envie de vomir (eh oui, il est fragile ce cœur-là, je sais). La boisson par contre, je dis pas non, mais vraiment pas souvent : ça altère trop la tête et l’équilibre et j’aime pas trop ça tomber sur mon cul.
Ce qui est le plus incroyable dans tout ça, c’est que depuis que je fais pas comme les autres, j’ai du succès avec les filles, les belles en plus.
Je veux dire : j’en aurais, si je m’en foutais moins.
Je ne lui ai jamais parlé, à la grande Inès. Mais hier matin, je lui ai souri. C’est pour ça que je ressasse mes vieilles rengaines et, surtout, que j’ai passé la journée entière d’hier à la bibliothèque, dans le rayon des biographies, à avoir mal au cœur. J’avais pensé que, peut-être que si elle était comme ça, c’était parce qu’elle manquait de quelque chose. Je me suis dit qu’un sourire, ça risquait d’être un bon début. Mais ça n’a pas passé, je crois. Au même moment, elle a sorti son gloss de sa sacoche en cuirette, et en s’en mettant une couche épaisse comme un fond de bouteille (Popsicle bleu, je crois), elle m’a dépassé sans me regarder.
Je me sentais tellement comme de la marde que j’ai vraiment failli ne jamais sortir de ma cachette. J’ai attendu que l’école ferme, que tout le monde rentre à la maison et que la bibliothécaire à couettes vienne me chercher par le fond de culottes, comme un gros épais.
Ce matin, comme si ce n’était pas déjà assez, je me suis levé avec le mal de tête. C’est de ma faute, c’est parce que j’ai bu deux bières, hier soir, pour réussir à exister, me coucher, dormir, ne pas me ronger les ongles jusqu’aux deuxièmes phalanges. J’arrêtais pas de me demander si elle m’avait vu ou quoi, si elle avait fait à semblant que non ou quoi. Si c’était vraiment une salope, comme tout le monde le dit. Si j’étais vraiment un con ou quoi.
Cet après-midi, je vais lui dire salut.
Je pense que c’est ce que ferait quelqu’un qui n’a peur de rien, qui ne compte pas les doigts d'une main, qui aime mieux ce qui se passe AVANT que le fer plat n’écrase la boucle.
Si Sarah Ouellette me veut, je ne suis sûrement pas trop moche pour être vu dans le corridor. Si Flora Dittman me veut, je ne dois sûrement pas être trop con pour être salué dans le corridor.
Aujourd’hui, je vais lui dire salut. Parce qu’une fois, j’ai vu une voix dans ses yeux. Une petite voix. Mouillée. Toute cassée toute croche par en-dedans. Mais si belle, il me semble.
Je vais lui dire salut et s’il le faut, j’irai lire le rayon de la psycho-pop au grand complet jusqu’à la fin de la journée, et je ne dormirai pas, et je prendrai trois cafés demain matin, et maman me dira que c’est pas bon pour la santé, et je lui répondrai que ses bigoudis sont laids. Et je survivrai. Et je recommencerai. Parce que c’est comme ça que j’ai envie d’être, moi.
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