Je n'ai pas de tête. Je suis omnipolaire. Je marche dans les rues en chantant mal et en faisant des punch de drum avec mes mains et en buvant du vin dans un sac en papier brun. Je bois aussi des cafés-filtre au Dégueulton, des fois j'y travaille et tout le temps j'y écoute aux tables. Je sors danser dans les bars country. Je suis pas super en Charleston. Je cherche une liberté douce. Je fragmente les histoires des gens que je rencontre au cours de mes soirées qui n'ont ni tête ni rien non plus.

samedi 26 février 2011

Le mercredi pendant que tout le monde dort (part 2).


Le Dégueulton c'est un peu rendu comme ma maison. Quand je rentre à dix heures, que je mets mon manteau au placard, que la poignée graisseuse me glisse dans les mains pis que je regarde mon comptoir, j'ai un sentiment d'appartenance. C'est pour ça que ça me dérange pus de me coucher à six heures et quart le matin avec presque rien dans les poches quand j'ai de l'école le lendemain, pas pentoute, c'est juste comme si j'étais chez moi, que je recevais les gens à manger ou à boire, qu'ils repartaient contents.

Aussi à chaque fois c'est une nouvelle histoire, des fois meilleure, des fois pire, des fois laitte des fois totalement surréaliste des fois un peu belle.

Mercredi passé c'était fou. Y avait personne dans le resto comme souvent pis on entendait des bruits dans le sous-sol, alors là Guy, le cuisinier que j'adore trop a dit "y a des esprits icitte écoute écoute" pis au même moment la musique a monté d'un coup sec pis on s'est regardés comme what the fuck pis j'ai vu dans ses yeux qu'il avait tellement le goût de se pisser dessus de peur, alors j'ai sorti mon téléphone, j'ai joué à Angry Birds frénétiquement en sifflant du Joe Dassin très fort - je suis sûre que Joe Dassin c'est tellement beau que ça protège. Guy me posait plein de questions sur Angry Birds comme si c'était intéressant.

Ensuite le gars qui cherche une génitrice est revenu, ça faisait longtemps, depuis on est devenus chummés. Guy m'a regardée en voulant dire "yes yes tu vas être riche à soir toi" parce qu'il me tip toujours vingt piasses à peu près, mais je voulais pus rire de lui, je le trouve super fin au bout du compte, y me dit que je suis un ange tombé du ciel et ça me fait sourire je pense. On jasait pis nowhere, y m'a dit qu'il avait été interné à l'asile deux fois, une en '91 une en '97, qu'on l'avait gavé avec un tuyau, que personne voulait aller là à l'asile c'est certain. Après ça y était dans la lune, y a fini par me dire que moi aussi j'étais un peu folle, j'ai eu un frisson glacé.

Après ça un gars jeune et un peu beau est entré, les cheveux au vent les oreilles rouges, y m'a dit "j'ai pas d'argent je suis pété raide je sais pas où je suis je m'en vais à Côte-Vertu je sais pas comment" pis y avait l'air d'avoir envie de brailler à mort alors je lui ai donné un verre d'eau, j'ai sorti un papier et dessus je lui ai écrit les directions avec les heures de bus et tout et tout, de ma belle écriture. Mon autre monsieur me fixait en comprenant pas pourquoi je faisais ça pis je me suis juste dit "je le fais pour bien paraître pis me donner bonne conscience tiens toi" mais j'ai rien dit avec ma bouche j'ai feint l'indifférence, au moins l'écarté était content.

Un vieux vieux monsieur tout sec est entré vers les cinq heures du matin, y m'a dit qu'y était le père du gros avec les tatouages qui vient tout le temps - un autre mythomane parmi les mythomanes du Dégueul' - y m'a dit que sa petite fille avait seize ans et s'était déclarée lesbienne mais que c'était juste des enfantillages parce que c'était à la mode, que ça allait finir par se placer, y m'a dit "aussi je suis célibataire alors les petites danseuses je les connais bien toutes des filles à problèmes qui veulent rien que de l'argent facile mais anyways de nos jours l'avenir est dans les masseuses érotiques". Je lui ai pas fait ben ben de sourires à lui. En partant y m'a demandé quand je travaillais, je lui ai dit "des fois" pis y m'a dit qu'y reviendrait me voir, mais que j'avais pas à m'inquiéter parce que justement y revenait de visiter sa petite masseuses asiatique, une belle petite Thaïlandaise trop tight (sont ouvertes à toutes heures y paraît). J'ai tourné le dos j'ai vomi à l'intérieur (quoi, ça veut dire que s'il avait pas été la voir j'aurais été en danger?!?!?).

Mon dernier client a été encore celui qui cherche une génitrice qui est revenu pour déjeuner (y dort deux heures par nuit, top shape). Quand la serveuse du matin est arrivée pour prendre ma place, elle m'a dit qu'elle avait braillé toute la matinée alors j'ai bien bien nettoyé le restaurant avant de partir. Elle aussi je l'aimais pas avant mais finalement je l'aime, c'est juste parce qu'elle ménopause qu'elle est comme ça, elle dit qu'elle regrette sa vie, alors quand je repars chez moi et que je me couche dans mon lit je pense à elle, je me berce, ça m'empêche de dormir mais je dis "merci, merci, merci" plusieurs fois avant de passer out.

Le mercredi pendant que tout le monde dort (part 1).


Au début y a eu le gars qui est resté quarante-cinq minutes aux toilettes on savait pas quoi faire y est tu mort y a tu juste la diarrhée peut-être qu'il a vomi partout partout, une chance y avait le beau gars en face du comptoir avec ses livres qui ont l'air pleins de sublimes choses pour aller cogner à la porte pis nous dire qu'y vivait encore.

Ensuite encore après longtemps le gars est ressorti, y suait dans sa face blême, y s'est assis et s'est endormi immédiatement dans son pâté chinois. Milou est allée le réveiller pendant que je me cachais en arrière du comptoir pour pas rire, y lui a dit (ça lui a pris cinq à six minutes en tout) que c'était ses médicaments. Ensuite y a mangé une bouchée ensuite y s'est rendormi ensuite y a pris une autre bouchée ensuite y s'est rendormi et ainsi de suite comme ça. Puis y m'a commandé un dessert et ça a été la même histoire comme on sait et puis un autre dessert et encore et un autre dessert et encore, je crois qu'y en aurait pris un quatrième mais y s'est gardé une p'tite gêne.
Après trois heures de narcolepsie y a fini par se lever, j'avais peur qu'y meure en chemin jusqu'à la caisse ou qu'y fasse caca.

Après ça mes amis sont venus me voir, j'ai brûlé des toasts, j'ai splashé de la mayonnaise partout mais c'était drôle ça faisait prout prout. René est arrivé et s'est mis à parler de l'église de la Pentecôte et du péché originel, Momo l'écoutait attentivement je sais pas comment elle faisait honnêtement j'avais pitié. Un monsieur m'a commandé deux morceaux de gâteau au chocolat dans la même assiette et en a mangé le quart d'un, je lui ai demandé s'il avait vraiment fini parce que ça me faisait de la peine, cinq piasses chez le diable pis un gâteau mouillé dans poubelle, y m'a dit que oui pis qu'y voulait pas l'emporter parce qu'y avait pas de frigidaire, j'me suis dit tiens tiens c'est bizzare mais pas plus que ça parce que je pensais au narcolepsique. Ensuite le monsieur s'est levé et a dit qu'il recrutait pour des enfants, on a dit recruter quoi? y a dit une génitrice pis y est parti en me laissant dix piasses de tip, j'me suis dit que peut-être s'il en laissait moins y pourrait s'acheter un fridge.

Deux heures plus tard y est revenu pour manger un gruau, y me regardait drôle y m'a dit qu'il aimait les hanches et qu'il en voulait pour sa génitrice et qu'il voulait qu'elle ait un polichinelle dans son tiroir j'me suis dit cibole y va chercher longtemps. Y m'a encore laissé 6$ de tip en partant pis y est revenu une demi-heure après en me regardant encore plus drôle, fuck à soixante ans y devrait pas se faire d'idées.

Pendant ce temps-là y a Nanou et Dadou qui sont venus me visiter un peu chauds pour de la poutine, je leur ai promis un crème soda si y restaient avec moi jusqu'à la fin de mon shift mais y m'ont dit que Dadou était allergique au pétillant alors je leur ai payé un café pis on a fait les mots-croisés du brand new journal of the day pendant quatre heures de temps. Ça me relaxait parce que durant ce temps-là, les gars parlaient avec René, alors j'avais pas besoin d'écouter sa fatiguance son intolérance absolues, pis en plus y sont smattes.

Quand l'autre waitress est rentrée à six heures du mat' tout est devenu brun d'un foncé certain. Je l'aime pas trop, elle dit que personne l'appelle "ma belle" elle pis qu'elle est "ben tannée de tsa". J'me dis que si a souriait un peu ça l'aiderait. Elle m'a forcé à remplir les sucriers déjà pleins pendant que je dormais sur le comptoir les pieds en sang, j'ai eu un peu pitié d'elle mais je l'ai fait.

En gros, j'aime ma job.

mercredi 23 février 2011

Mon amie.


Mon amie est libre, mon amie s'en va loin pour devenir multiple et devenir culturelle pour absorber l'internationalité. Elle s'en va avec son Blue Boy Love dans un avion et ça fait longtemps qu'on sait qu'elle va le faire, c'est ce qu'elle avait demandé après tout c'est ce qu'elle doit faire. Elle apprendra les langues elle maquillera son visage et ses lèvres de couleurs vives ses cheveux s'allongeront jusqu'au ciel et la terre, elle chantera haut et fort, un jour je la verrai quelque part sur un écran et je pleurerai de joie en silence.

Mon amie est meant to be, jamais vu un feu comme ça, c'est une sorcière je le sais on en parle souvent et si on avait été là on se serait fait brûler au bûcher. Mon amie voit ce qui est, elle voit tout elle ressent tout et on ne parle pas tout le temps et c'est bon.

Et si vous saviez comme tout est beau comme elle est belle et c'est pour ça que je la laisse partir sans chiâler, bye bye bye bye tu vas nous manquer et je pleure de joie et de peine en silence.

jeudi 3 février 2011

Peut-être que les amantes sont comme des louves ou des lionnes ou des chiennes je sais pas.

Ça arrive surtout le jour où t'as mis tes bottes de poil le jour où t'as un bouton le jour où t'as des traces de lunettes sur les ailes du nez où tu te demandes estie pourquoi donc que j'me suis habillée de même.
Ça arrive.
Tu marches t'as tes écouteurs pis tout d'un coup ta tête se tourne toute seule pour regarder quelque part quelqu'un tu sais pas qui, y a une face là-bas qui shine, c'est épouvantable, les dents surtout, une face qui semble belle, de loin du moins, tu reconnais pas t'as pas tes lunettes mais tu la regardes et c'est la même chose de son bord, elle a ses écouteurs elle voit pas trop bien mais elle regarde, c'est plus fort c'est comme fatal la tête à quatre-vingt-dix degrés le pas qui ralentit.
Elle reconnaît en premier, elle fait salut, t'es soulagée de quoi t'aurais eu l'air.
Tu sais toujours pas mais t'as des émotions, tu t'approches, tu finis par comprendre.
C'est elle. C'est l'autre tiers de l'histoire de trois ou peut-être le quart de l'histoire de quatre ou le cinquième de l'histoire de cinq ou même beaucoup plus (moins) c'est dur à dire dans ces cas-là.

C'est comme ça, les filles qui se sont partagé un gars elles sont liées, même sans le savoir, elles se respirent elles se repèrent à distance. Peut-être que les amantes sont comme des louves ou des lionnes ou des chiennes je sais pas, des animales en tout cas.

Tu te demandes comment elle va te regarder est-ce qu'elle a vu ton bouton tes bottes poilues tes grosses cuisses est-ce qu'elle va chercher des cassures dans ce que tu vas dire est-ce qu'elle va rire avec ses amies tantôt ah ah ah si vous l'aviez vue la pauvre.
Parce que contrairement à toi elle est une petite petite perle ovale que tu peux rouler dans la main, elle est douce et pure et chaude et petite petite surtout elle est du vent elle est légère sa voix est une merveille elle sent bon la poudre à bébés.
Tu te dépêches, tu regardes par terre les poils sur tes bottes ensuite les siennes en cuir vernis sans tache puis ses cheveux t'es gênée, tu lui dis qu'elle est belle parce que c'est vrai, c'est comme un drapeau blanc, et le mieux c'est qu'elle a pas l'air fâchée plutôt elle sourit, ça semble brillant au-dedans d'elle tout comme au dehors.
Mais le pire c'est l'après. Tu la revois en image, son petit corps sa peau fine ses dents ses vêtements tout est parfait tout tout tout et on peut la tenir d'une seule main.

C'est vraiment poche d'avoir été la plus laide des deux ça rend fou mais je leur pardonne.

mardi 1 février 2011

Ça pis de la fraîcheur de printemps-de-lilas-d’amour-doux en canne.

Chaque lundi, la même buanderie. La bannière jaune, les posters passés date, qui gondolent et qui virent rond dans les coins, les petites annonces au scotch tape dans la vitre du côté sud. Rita fait du ménage pas cher. Robin a des chiots à donner. Un chat gris avec l’œil gauche arraché a fugué, récompense promise. Toujours les mêmes affaires, là. Les laveuses font un bruit de spin perpétuel, un mouvement de planète qui tourne, de vie qui va qui va – la vie en dehors, la lessive en dedans –. L’air est propre, ça respire la sécheuse avec des feuillets qui sentent bon à l’intérieur, les lumières sont jaunes au plafond, mais par chance, y en marche juste huit sur douze, pas besoin de dimmer. En face, y a le Il Mulino, messieurs mesdames arrivent avec leurs beaux apparats de célébrations, le valet les accueille comme s’ils étaient majestueux, mais ils ressortent en puant l’ail et puis les choses s’équilibrent. Derrière la vitrine, ça va, c'est reposant pour se ronger les ongles et ne pas finir ses mots-croisés. Va savoir pourquoi, ça faisait trois ans maintenant. Toutes les semaines. Jamais un de fini.

Elle avait le dictionnaire. Le vocabulaire. Le demi diplôme d’études collégiales. Le bon crayon de plomb, qui s'efface bien, qui fait ça beau pis propre. La mine pas trop dure pas trop molle. Des fois, elle demandait même conseil au monde, quand y avaient l'air smattes.

On dirait que le monde sait jamais.

- Cinq lettres. un mammifère marin.
- B'en là... une balêêêêêne, calvaire.
- Ok merci bonsoir.

Le monde des fois c'est des crétins.
Elle voyait ça aussi par la façon qu'avaient les gens de regarder sa coiffure et son linge.

Elle portait des chignons pis des picots. Ça dépendait des jours là, mais la plupart du temps. Des fois des dentelles. Pis des jarretelles. C’est encore mieux quand on a pas un chat à qui les montrer, parce qu’on sait qu’on a un gros gros secret sous la jupe, que les pas chanceux savent pas ce qu’ils manquent, pis ça donne des sourires qui rient, qui font des spirales de melon miel autour des yeux pis des demi-lunes de zest de citron autour des lèvres. Ça donne l’air d’une pomme qu’on voudrait croquer et que ça fasse crac et que ça soit frais sur les dents.

Mais bref le monde, y sait jamais. Ça vaut pour les mots pis pour la vie.

Mais ça vaut le coup d'essayer pareil.

Souvent, Zoé demandait juste pour tester. C'est pas fin, mais ça fait des trucs à rire quand on se réveille avec un bouton.

- Huit lettres. un dessert.
- Euh. B'en... Jos Louis, ça a tu huit lettres?
- Ok merci bonsoir.

À part les mots-croisés, y avait pas grand chose. Peut-être Oprah Winfrey, le tricot et le pouding chômeur. Mais en parlant du vif de la vie, là, d'une quête personnelle, d'un truc sur le long terme, important, la réponse était non.

Est-ce que c'est si terrible, dans la vie, d'aimer Oprah, le pouding, les picots et les mots-croisés et que ça nous suffise? De saisir un bout de chanson en passant devant un café aux vitres grandes ouvertes et qu'il fait beau, de continuer notre chemin et de garder les mots collés sur notre cœur, pour la journée entière, de les dire du bout des lèvres en marchant, en fermant les yeux et en se demandant si on va rentrer dans quelqu'un et si oui, si c'est l'homme de notre vie. De le regarder, les chakras total ouverts, de le laisser nous regarder sans baisser la tête, mais de lui tourner le dos ensuite, de faire voler notre robe, d'errer. D'essayer un parfum par jour, à la pharmacie. D'aider les vieilles femmes à traverser la rue avec leurs gros paniers pleins de victuailles ; leur dire « oui madame, oui madame, vous êtes fine madame », leur souhaiter bonne journée, et oui, aussi, d'en RIRE. De ne jamais répondre la vérité quand les gens nous demandent qu'est-ce qu'on fait, dans la vie. De répondre «je mange, je bois des pina colada, je parle, je teste des couleurs de rouge à lèvres et ah ! aussi des fois je fais le ménage». Ou de répondre «je suis marin mais j’ai pris ma retraite».

Ce qui vaut pour les mots vaut aussi pour la vie.

Zoé ne finissait rien mais c'était pas grave, parce que seuls les chemins sont importants.

L’autre jour, elle avait voulu aimer quelque chose plus que rire, et l’amour, et tout ce qui va avec, juste pour essayer. Alors elle était allée voir Madame Charland, Chantal de son prénom, qui était une spécialiste diplômée (ou pas) dans la faculté de dire aux gens qui ils sont et qu’est-ce qu’ils devraient faire avec leur vie. Elles avaient discuté, Madame Charland avait dit « appelle-moi Chantal » (c’était drôle, on pouvait mettre « charlatane » au milieu du nom, Chantal « charlatane » Charland, ça sonnait bien, elle avait ricané un peu en y pensant), bref, elles s’étaient tenu les mains et avaient convenu que Zoé devait devenir quelque chose comme une femme de lettres universitaire. En revenant à la maison, le soir tombé, elle avait réfléchi et s’était dit qu’une femme de lettres devait pouvoir faire un mots-croisés les-doigts-dans-le-nez-nom-de-Dieu. Elle était allée acheter la presse chez la Polonaise et avait fait un pacte avec l’univers, les yeux fermés : si mots-croisés fini, elle serait femme de lettres, sinon, elle serait femme à aller travailler café Noir le lendemain matin, comme prévu. Servir des croissants, des lattés pis des salades de patates, mais surtout, surtout, trouver drôles les jeux de mots des habitués et ne jamais se fatiguer de dire merci bonne journée.

Une fois la presse ouverte sur la table, l’espresso prêt, le lait moussé, le morceau de pouding dans le micro-ondes, Zoé avait posé le crayon sur le papier. Et là, c’est pas croyable, pas du tout, parce que l’électricité avait manqué; tout d’un coup ; le four micro-ondes avait fait un bruit d’agonie qui pleure et désormais on voyait plus rien, même pas notre main devant notre face. Silence de papillon de nuit. Silence de griffes de chats de gouttières. Silence de parking en parallèle. Silence de vie qui prend un respire. Zoé avait cherché des bougies en s’enfargeant dans les craques du tapis, dans la litière de Claude Dubois (le minou, pas le chanteur) et dans ses bottillons rouges et n’avait rien trouvé, pourtant elle était bien certaine d’en avoir mis là, ou là, enfin bref. Elle s’était assise en buvant son petit café froid et avait attendu que ses yeux s’habituent, mais y avait rien à faire, le journal était illisible dans le noir. Si au moins la lune avait été pleine rien qu’un peu.

Ce soir-là, l’univers avait répondu quelque chose comme un non (trois lettres, mot qui exprime la négation).

Le lendemain, quand le réveille-matin avait sonné, Zoé avait presque souri, parce qu’elle savait que tout était à sa place et que les choses étaient belles de même. Au café, elle montrerait ses dents de pomme verte et ses yeux de croustade sucrée aux clients, surtout les plus beaux.

- Huit lettres, mets indien.
- Chop Suey
***

C'était le premier lundi de l'année, le jour de la grosse tempête de neiges de l'hiver et le moment idéal pour le lavage. Y avait encore la musique de Noël à la radio ( ?) et y faisait moins frette que dans l'appartement. Une neuvième lumière était allumée au plafond – la magie des Fêtes –. Le Il Mulino était pas encore ouvert, y avait personne en dehors personne en dedans, que le gars assis dans le coin qui avait pas l'air très chiche. Mais c'était pas la première fois qu'elle le voyait, quoiqu’elle lui aurait jamais demandé son avis, qui ne devait pas être un happening en soi.

Sauf. Que. Le temps passait, et pis « Les enfants oubliés » avait commencé à jouer, tout doux pas fort.

« Les enfants oubliés ont pour seuls parents
Que les bruits des grands boulevards »

Et aussi :

« Ils ont pour s’aimer
D’un naïf amour
La fragilité
Des mots de velours »

Elle avait eu un petit pincement, comme une culpabilité et aussi une fraternité émotive de festivités pas de grelots, c’était con, elle avait murmuré :

« - Bonne année. 
- Toi-même.
- T’as pas de famille pour aller boire des Labatt Bleue pis sourire jusqu’à ce que ça fasse mal pis avoir des confettis dans ‘es cheveux?
- Non.
- Quand est-ce qu’y faut arrêter de dire bonne année?
- Sais pas.
- Ok merci bonsoir.
- … »

Ça s'était arrêté là, après y était passé derrière elle pis y avait regardé les cases à moitié vides. Y sentait fort l’Ultra Downy Fraîcheur d’avril, mais faut bien le dire, FORT, mais faudrait pas exagérer.

- T'as pas les bonnes réponses, pour commencer, c'est pour ça que tu les finis jamais.

C'est comme dans les films. Le gars, il nous fait chier, on le trouve dégueulasse, mais le lendemain matin on se lève pis on se demande si oui ou non il risque de passer à la buanderie aujourd'hui.

Ça prend trente secondes pis après ça c'est une question avec laquelle on est pris. On prend l'argent économisé pour acheter un set laveuse sécheuse, pis on va s'acheter des bobettes à picots avec.

Ça pis de la fraîcheur de printemps-de-lilas-d’amour-doux en canne.

Le lundi suivant:

- Peux-tu m'aider?
- Non désolé.

Ce jour-là, Zoé avait jamais été aussi loin dans l'avancement de l'aboutissement. Y en manquait QUE cinq. Quand il était sorti:

- Y a encore des erreurs, tu pourras pas le finir de même.
Et elle, pour elle-même, tout en respirant le plus fort possible : « J’espère que, techniquement, ça se peut qu’un petit peu de l’odeur soit restée prise dans mes poils de nez pour quelques minutes ou quelques heures, ou au moins jusqu’à Oprah ».

La neige avait fondu légèrement, on aurait dit, mais c’était pas pour ça qu’elle avait pas mis son chapeau poilu.


Le lundi d’après l’autre, plus que quatre mots, c'était prévisible. Elle lui avait apporté et il avait ri. Juste. Ça.

Il devait sûrement y avoir une fille dans son lit, dans son salon pis dans sa chambre de bain, dans sa tête, dans son corps, dans sa bouche, une fille avec des cheveux doux, des taches de rousseur pis des fleurs dessinées sur ses bras, une fille à qui il allait acheter des Tampax quand elle en avait besoin, à qui il disait des trucs cochons, à qui il répondait oui. C’était ça qui était le plus fatiguant.

L'autre lundi d’après l’autre, il était pas là, et juste pour contrairer l’affaire était dans la poche. Après trois ans et quatre mois, un premier petit mots-croisés, et elle avait pensé à pas le plier pour le mettre dans son sac, au cas où lui prendrait l'envie de le laminer et de le suspendre entre la tête de chevreuil empaillé et la photo de Claude Dubois. Après, elle avait pris une brosse au Boudoir, rue Mont-Royal, toute seule au bar comme une perdue. Le serveur s’appelait Salomon, mais donnait pas envie de montrer ses fruits plus qu’il ne faut. Elle était rentrée chez elle elle savait plus comment, sauf qu’elle avait encore ses jarretelles au réveil, trois messages d’amour qui hoquette sur son répondeur et deux trucs mous et enflés (figues) à la place des yeux.

Chaque jour, la question. Risque-t-il oui ou non de passer à la buanderie aujourd'hui?

Et la réponse fut non, pour tous les jours d'après, et même ceux d'ensuite.

Quand on arrête d'aller à la buanderie, d'habitude, ça dure longtemps (neuf lettres, adverbe exprimant l’éternité-lente-qui-ne-finit-pas).


Ce qui vaut pour les mots vaut aussi pour la vie. Zoé ne finissait rien d'autre que des mots-croisés, mais c'était pas grave, parce que seuls les chemins sont importants.