Chaque lundi, la même buanderie. La bannière jaune, les posters passés date, qui gondolent et qui virent rond dans les coins, les petites annonces au scotch tape dans la vitre du côté sud. Rita fait du ménage pas cher. Robin a des chiots à donner. Un chat gris avec l’œil gauche arraché a fugué, récompense promise. Toujours les mêmes affaires, là. Les laveuses font un bruit de spin perpétuel, un mouvement de planète qui tourne, de vie qui va qui va – la vie en dehors, la lessive en dedans –. L’air est propre, ça respire la sécheuse avec des feuillets qui sentent bon à l’intérieur, les lumières sont jaunes au plafond, mais par chance, y en marche juste huit sur douze, pas besoin de dimmer. En face, y a le Il Mulino, messieurs mesdames arrivent avec leurs beaux apparats de célébrations, le valet les accueille comme s’ils étaient majestueux, mais ils ressortent en puant l’ail et puis les choses s’équilibrent. Derrière la vitrine, ça va, c'est reposant pour se ronger les ongles et ne pas finir ses mots-croisés. Va savoir pourquoi, ça faisait trois ans maintenant. Toutes les semaines. Jamais un de fini.
Elle avait le dictionnaire. Le vocabulaire. Le demi diplôme d’études collégiales. Le bon crayon de plomb, qui s'efface bien, qui fait ça beau pis propre. La mine pas trop dure pas trop molle. Des fois, elle demandait même conseil au monde, quand y avaient l'air smattes.
On dirait que le monde sait jamais.
- Cinq lettres. un mammifère marin.
- B'en là... une balêêêêêne, calvaire.
- Ok merci bonsoir.
Le monde des fois c'est des crétins.
Elle voyait ça aussi par la façon qu'avaient les gens de regarder sa coiffure et son linge.
Elle portait des chignons pis des picots. Ça dépendait des jours là, mais la plupart du temps. Des fois des dentelles. Pis des jarretelles. C’est encore mieux quand on a pas un chat à qui les montrer, parce qu’on sait qu’on a un gros gros secret sous la jupe, que les pas chanceux savent pas ce qu’ils manquent, pis ça donne des sourires qui rient, qui font des spirales de melon miel autour des yeux pis des demi-lunes de zest de citron autour des lèvres. Ça donne l’air d’une pomme qu’on voudrait croquer et que ça fasse crac et que ça soit frais sur les dents.
Mais bref le monde, y sait jamais. Ça vaut pour les mots pis pour la vie.
Mais ça vaut le coup d'essayer pareil.
Souvent, Zoé demandait juste pour tester. C'est pas fin, mais ça fait des trucs à rire quand on se réveille avec un bouton.
- Huit lettres. un dessert.
- Euh. B'en... Jos Louis, ça a tu huit lettres?
- Ok merci bonsoir.
À part les mots-croisés, y avait pas grand chose. Peut-être Oprah Winfrey, le tricot et le pouding chômeur. Mais en parlant du vif de la vie, là, d'une quête personnelle, d'un truc sur le long terme, important, la réponse était non.
Est-ce que c'est si terrible, dans la vie, d'aimer Oprah, le pouding, les picots et les mots-croisés et que ça nous suffise? De saisir un bout de chanson en passant devant un café aux vitres grandes ouvertes et qu'il fait beau, de continuer notre chemin et de garder les mots collés sur notre cœur, pour la journée entière, de les dire du bout des lèvres en marchant, en fermant les yeux et en se demandant si on va rentrer dans quelqu'un et si oui, si c'est l'homme de notre vie. De le regarder, les chakras total ouverts, de le laisser nous regarder sans baisser la tête, mais de lui tourner le dos ensuite, de faire voler notre robe, d'errer. D'essayer un parfum par jour, à la pharmacie. D'aider les vieilles femmes à traverser la rue avec leurs gros paniers pleins de victuailles ; leur dire « oui madame, oui madame, vous êtes fine madame », leur souhaiter bonne journée, et oui, aussi, d'en RIRE. De ne jamais répondre la vérité quand les gens nous demandent qu'est-ce qu'on fait, dans la vie. De répondre «je mange, je bois des pina colada, je parle, je teste des couleurs de rouge à lèvres et ah ! aussi des fois je fais le ménage». Ou de répondre «je suis marin mais j’ai pris ma retraite».
Ce qui vaut pour les mots vaut aussi pour la vie.
Zoé ne finissait rien mais c'était pas grave, parce que seuls les chemins sont importants.
L’autre jour, elle avait voulu aimer quelque chose plus que rire, et l’amour, et tout ce qui va avec, juste pour essayer. Alors elle était allée voir Madame Charland, Chantal de son prénom, qui était une spécialiste diplômée (ou pas) dans la faculté de dire aux gens qui ils sont et qu’est-ce qu’ils devraient faire avec leur vie. Elles avaient discuté, Madame Charland avait dit « appelle-moi Chantal » (c’était drôle, on pouvait mettre « charlatane » au milieu du nom, Chantal « charlatane » Charland, ça sonnait bien, elle avait ricané un peu en y pensant), bref, elles s’étaient tenu les mains et avaient convenu que Zoé devait devenir quelque chose comme une femme de lettres universitaire. En revenant à la maison, le soir tombé, elle avait réfléchi et s’était dit qu’une femme de lettres devait pouvoir faire un mots-croisés les-doigts-dans-le-nez-nom-de-Dieu. Elle était allée acheter la presse chez la Polonaise et avait fait un pacte avec l’univers, les yeux fermés : si mots-croisés fini, elle serait femme de lettres, sinon, elle serait femme à aller travailler café Noir le lendemain matin, comme prévu. Servir des croissants, des lattés pis des salades de patates, mais surtout, surtout, trouver drôles les jeux de mots des habitués et ne jamais se fatiguer de dire merci bonne journée.
Une fois la presse ouverte sur la table, l’espresso prêt, le lait moussé, le morceau de pouding dans le micro-ondes, Zoé avait posé le crayon sur le papier. Et là, c’est pas croyable, pas du tout, parce que l’électricité avait manqué; tout d’un coup ; le four micro-ondes avait fait un bruit d’agonie qui pleure et désormais on voyait plus rien, même pas notre main devant notre face. Silence de papillon de nuit. Silence de griffes de chats de gouttières. Silence de parking en parallèle. Silence de vie qui prend un respire. Zoé avait cherché des bougies en s’enfargeant dans les craques du tapis, dans la litière de Claude Dubois (le minou, pas le chanteur) et dans ses bottillons rouges et n’avait rien trouvé, pourtant elle était bien certaine d’en avoir mis là, ou là, enfin bref. Elle s’était assise en buvant son petit café froid et avait attendu que ses yeux s’habituent, mais y avait rien à faire, le journal était illisible dans le noir. Si au moins la lune avait été pleine rien qu’un peu.
Ce soir-là, l’univers avait répondu quelque chose comme un non (trois lettres, mot qui exprime la négation).
Le lendemain, quand le réveille-matin avait sonné, Zoé avait presque souri, parce qu’elle savait que tout était à sa place et que les choses étaient belles de même. Au café, elle montrerait ses dents de pomme verte et ses yeux de croustade sucrée aux clients, surtout les plus beaux.
- Huit lettres, mets indien.
- Chop Suey
***
C'était le premier lundi de l'année, le jour de la grosse tempête de neiges de l'hiver et le moment idéal pour le lavage. Y avait encore la musique de Noël à la radio ( ?) et y faisait moins frette que dans l'appartement. Une neuvième lumière était allumée au plafond – la magie des Fêtes –. Le Il Mulino était pas encore ouvert, y avait personne en dehors personne en dedans, que le gars assis dans le coin qui avait pas l'air très chiche. Mais c'était pas la première fois qu'elle le voyait, quoiqu’elle lui aurait jamais demandé son avis, qui ne devait pas être un happening en soi.
Sauf. Que. Le temps passait, et pis « Les enfants oubliés » avait commencé à jouer, tout doux pas fort.
« Les enfants oubliés ont pour seuls parents
Que les bruits des grands boulevards »
Que les bruits des grands boulevards »
Et aussi :
« Ils ont pour s’aimer
D’un naïf amour
La fragilité
Des mots de velours »
Des mots de velours »
Elle avait eu un petit pincement, comme une culpabilité et aussi une fraternité émotive de festivités pas de grelots, c’était con, elle avait murmuré :
« - Bonne année.
- Toi-même.
- T’as pas de famille pour aller boire des Labatt Bleue pis sourire jusqu’à ce que ça fasse mal pis avoir des confettis dans ‘es cheveux?
- Non.
- Quand est-ce qu’y faut arrêter de dire bonne année?
- Sais pas.
- Ok merci bonsoir.
- … »
Ça s'était arrêté là, après y était passé derrière elle pis y avait regardé les cases à moitié vides. Y sentait fort l’Ultra Downy Fraîcheur d’avril, mais faut bien le dire, FORT, mais faudrait pas exagérer.
- T'as pas les bonnes réponses, pour commencer, c'est pour ça que tu les finis jamais.
C'est comme dans les films. Le gars, il nous fait chier, on le trouve dégueulasse, mais le lendemain matin on se lève pis on se demande si oui ou non il risque de passer à la buanderie aujourd'hui.
Ça prend trente secondes pis après ça c'est une question avec laquelle on est pris. On prend l'argent économisé pour acheter un set laveuse sécheuse, pis on va s'acheter des bobettes à picots avec.
Ça pis de la fraîcheur de printemps-de-lilas-d’amour-doux en canne.
Le lundi suivant:
- Peux-tu m'aider?
- Non désolé.
Ce jour-là, Zoé avait jamais été aussi loin dans l'avancement de l'aboutissement. Y en manquait QUE cinq. Quand il était sorti:
- Y a encore des erreurs, tu pourras pas le finir de même.
Et elle, pour elle-même, tout en respirant le plus fort possible : « J’espère que, techniquement, ça se peut qu’un petit peu de l’odeur soit restée prise dans mes poils de nez pour quelques minutes ou quelques heures, ou au moins jusqu’à Oprah ».
La neige avait fondu légèrement, on aurait dit, mais c’était pas pour ça qu’elle avait pas mis son chapeau poilu.
Le lundi d’après l’autre, plus que quatre mots, c'était prévisible. Elle lui avait apporté et il avait ri. Juste. Ça.
Il devait sûrement y avoir une fille dans son lit, dans son salon pis dans sa chambre de bain, dans sa tête, dans son corps, dans sa bouche, une fille avec des cheveux doux, des taches de rousseur pis des fleurs dessinées sur ses bras, une fille à qui il allait acheter des Tampax quand elle en avait besoin, à qui il disait des trucs cochons, à qui il répondait oui. C’était ça qui était le plus fatiguant.
L'autre lundi d’après l’autre, il était pas là, et juste pour contrairer l’affaire était dans la poche. Après trois ans et quatre mois, un premier petit mots-croisés, et elle avait pensé à pas le plier pour le mettre dans son sac, au cas où lui prendrait l'envie de le laminer et de le suspendre entre la tête de chevreuil empaillé et la photo de Claude Dubois. Après, elle avait pris une brosse au Boudoir, rue Mont-Royal, toute seule au bar comme une perdue. Le serveur s’appelait Salomon, mais donnait pas envie de montrer ses fruits plus qu’il ne faut. Elle était rentrée chez elle elle savait plus comment, sauf qu’elle avait encore ses jarretelles au réveil, trois messages d’amour qui hoquette sur son répondeur et deux trucs mous et enflés (figues) à la place des yeux.
Chaque jour, la question. Risque-t-il oui ou non de passer à la buanderie aujourd'hui?
Et la réponse fut non, pour tous les jours d'après, et même ceux d'ensuite.
Quand on arrête d'aller à la buanderie, d'habitude, ça dure longtemps (neuf lettres, adverbe exprimant l’éternité-lente-qui-ne-finit-pas).
Ce qui vaut pour les mots vaut aussi pour la vie. Zoé ne finissait rien d'autre que des mots-croisés, mais c'était pas grave, parce que seuls les chemins sont importants.
Sauf son prénom en Z c'est-à-dire l'ultime la dè-re-ni-ère. Bravo.
RépondreSupprimerJe voudrais écrire comme toi. Pas de sens. C'est parfait.
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